Rafael (Si belle la Terre, mais les Hommes n'ont pas su faire mieux.)

1981. In the air tonight est sur toutes les lèvres sauf les siennes. Il n'a que quelques heures de vie et il se fiche bien de la dernière chanson à la mode. Au-dessus de son berceau, deux visages familiers l'observent qui marqueront sa vie à tout jamais. Rafael vient de naître, il ne sait pas encore que son père n'est de retour d'Iran que depuis quelques semaines. Une mission dans un pays qu'il ne connaît pas pour sauver une histoire qui n'est pas la sienne. Leur relation s'écrira en pointillés. Faite de permissions et de moments volés entre deux départs. Il ne lui en veut pas. La Delta Force est une maîtresse intraitable.
1987. Sa mère lui tient la main alors qu'il tente tant bien que mal de trouver son équilibre. Au-dessus de sa tête, le ciel bleu de Floride s'étend à perte de vue. Il chute et elle éclate de rire. Un rire clair et réconfortant comme un bon souvenir. Celui de cette fille de marin, élevée sur le pont d'un voilier. Son enfance, Rafael la passera à bord du Northern lights, à suivre les pas de sa mère. Il y a parfois d'autres gens avec elle, il n'a pas encore compris qu'il s'agit de son métier et qu'elle emmène en mer les touristes venus profiter des jolies plages de Key Largo et des eaux bleues du Golfe du Mexique.
1991. Ils n'étaient que des enfants. Deux gamins se croisant sur les bancs de l'école, lui un peu trop occupé à la houspiller pour son propre bien. Il y en a eut des chamailleries entre le petit rigolo de l'école primaire et la blondinette venue d'ailleurs. Il ne compte plus le nombre de fois où sa mère a dû séparer les petits voisins. Il en garde un souvenir très précis. Son petit regard vexé lançant des éclairs courroucés. Victoire l'indomptable. Victoire la distante. Pour hier comme pour demain. Mais ça il ne le sais pas encore.
1993. Son père lui dit au revoir dans l'allée. Ses souvenirs de gosse n'ont retenu que l'image d'un homme en treillis couleur sable, Ray Ban sur le nez, sac sur l'épaule. Un peu comme dans ces films américains de propagande. Mais Rafael a du mal à s'en rappeler. Ses yeux d'enfants sont trop brouillés par les larmes et il ne se rappelle distinctement que de la main de son père lui ébouriffant les cheveux. Ses petits doigts serrant convulsivement la boussole qu'il vient de lui offrir. La Somalie vient de lui ravir son père et ne le lui rendra pas. Il l'ignore encore mais en octobre de cette année, un homme en uniforme et à l'air sombre viendra annoncer à sa mère que son mari est tombé en héros à la bataille de Mogadiscio. Il ne laissera qu'une boite. A l'intérieur un insigne tâché et une médaille décernée à titre posthume. La belle affaire.
1998. Il a 17 ans. Avachi sur une chaise inconfortable, il regarde la conseillère d'orientation d'un air d'ennui. Devant lui des formulaires d'inscription à tout un tas d'universités dont il n'a que faire. Il a le potentiel paraît-il. Lui s'en fiche, s'il avait eut le choix, il aurait passé le restant de ses jours sur le pont du Northern lights. Mais le regard plein d'espoir de sa mère a signé le glas de son manque d'ambition. Et l'étincelle dans son regard à la vue du sigle du MIT ne trompe pas. Bordel. Le Massachusetts c'est pas exactement la porte à côté.
1999. L'institut d'aéronautique lui ouvre les bras et il s'y jettera sans imaginer une seconde que le ciel vient de l'arracher à la mer. Il a quitté son île, adolescent dilettante, il devient un jeune homme passionné et volontaire. Et ce qui n'étaient que des prémices descellées par une conseillère d'orientation visionnaire, s'épanouira contre toute attente. Il avait toutes les capacités dès le départ, il ne lui avait fallut qu'un coup de pouce. La voie des airs est une maîtresse toute aussi exclusive et il lui vouera un amour tout aussi passionnel. Voler c'est un peu comme fermer les yeux et se jeter dans le vide. C'est un peu d'espoir et beaucoup de foi.
2003. Virage à 180°. Ils le rêvaient déjà doctorant, l'histoire en a décidé autrement. Rafael n'a qu'un bachelor en poche et les images du journal télévisé diffusées un soir d'avril lui donnent l'impression d'avoir été frappé par la foudre. Il se revoit à huit ans, collé au téléviseur, à imaginer que derrière chaque soldat qui passe à l'écran se cache peut-être son père. L'opération tempête du désert est terminée depuis longtemps mais il a la sensation d'avoir fait un grand bond en arrière. Il est resté des heures durant, l'insigne de son père dans une main, la boussole dans l'autre, obstinément fixée vers l'est. Il avait juré que personne n'irait un jour annoncer à une femme anonyme qu'elle ne croiserait plus jamais son regard. Il s'était résolu à ne jamais rentrer au pays dans une boite. Mais il y a des choses contre lesquelles on ne peut rien. Un peu poussé par le destin, Rafael tourne le dos au Massachussetts, mais pas à son amour pour les cieux. La garde nationale aérienne est arrivée dans sa vie un peu comme un accident de parcours et il n'imagine pas une seconde qu'il ne retournera jamais sur ses pas.
2005. La Nouvelle Orléans. Il paraît que c'est beau à cette époque de l'année. Lui ne voit que la destruction et la mort à perte de vue. Des maisons noyées sous les eaux, des formes indistinctes qui flottent au loin et des mères en larmes qui vous fourrent leurs mômes dans les bras. Tout plutôt que de les laisser prisonniers du Superdome et des coups de feux qui retentissent. Lui n'est qu'une jeune recrue. De la bleusaille envoyée en renfort, tout juste bonne à embarquer des palettes entières de vivres à l'arrière de cargo dont les mâchoires d'acier semble prêtes à vous engloutir vivant. Katrina la dévastatrice. Pour les vacances de rêve on repassera.
2007. La Floride. Il est de retour sur les terres de son enfance après plusieurs semaines de mission à Porto Rico. Et même sur les plages de Key Largo, l'ouragan Dean a laissé des stigmates de son passage. Il en a pour plusieurs semaines de convalescences et même s'il sait que sa mère s'inquiète pour son poignet en attelle, il a bien vu qu'elle n'a pas pu cacher son soupir de soulagement à l'idée de le voir rester un peu au pays. Retrouver sa vie d'avant, ses vieux souvenirs, ses habitudes. Les journées en mer, le chuintement contre la coque du voilier de son enfance. Et son regard qui se pose sur lui, un soir qu'il revient du port. Un vieux souvenir remonté du fond de sa mémoire. Quelqu'un qu'il avait cru ne pas revoir. Elle avait disparu sans prévenir. Envolé la petite voisine de son enfance, quelques jours seulement après leur remise de diplôme. Evaporée dans la nature. Un mystère qui sans qu'il puisse l'admettre, lui avait laissé comme un étrange goût d'amertume. Revoir Victoire c'est un peu comme faire un bond de neuf ans en arrière. Ils n'étaient que des enfants et pourtant il se rappelle de tout. Et recroiser son regard lui avait fait l'effet de recevoir une claque en pleine figure. Encore plus en réalisant que ces yeux bleus inquisiteurs n'étaient pas les seuls à se poser sur lui et que la petite fille qui l'accompagnait était probablement le fin mot de l'histoire. Admettre que les années ont passé et que les gens changent. Se parler de nouveau. Le reste est une histoire qui n'appartient désormais qu'à eux. Des révélations chuchotées entre deux regards appuyés. Des coups d’œils échangés et des mains qui s'effleurent aux petites heures du jour, au moment où on réalise que la nuit nous a filé entre les doigts.
2010. Haïti. Il avait cru que rien ne pourrait remplacer le souvenir de Katrina. Il s'était cruellement trompé. Haïti dévastée. Les ruines encore fumantes et les cris des survivants montant vers le ciel au son des chants funèbres et des prières vaudou. Un étrange souvenir que ces quelques images d'apocalypse. Une mission qui lui a donné la terrible impression de revenir du pays des morts. Pour quelques secondes, le séisme a déchiré le voile de l'au-delà et il a entraperçu au travers des choses qu'il n'aurait pas dû voir.
2012. Il n'y a pas eut de question insipide. Pas de grande cérémonie ostentatoire. Rien que l'essentiel. Leurs mains entrelacées sur fond de ciel bleu, avec pour musique le clapotis des vagues au loin. Victoire et Rafael. Un long chemin qui serpentait sous leurs pas et les menait vers des terres inconnues, aux côtés d'une petite fille plus si petite que ça qui commençait à ressembler étrangement à sa mère. Il se moque de l'après. Ici et maintenant il a près de lui des choses bien plus importantes que quelques mirages.
2013.  Partir pour mieux revenir. Ce n'est qu'un au revoir et il sait très bien qu'il retrouvera les plages de Key Largo tôt ou tard. Pour le moment sa route le mène vers le Tennessee. Et si déménager vers cette petite ville paraît un projet improbable, il n'empêche que c'est là que le destin l'a poussé.
2017. Porto Rico encore. Dix ans sont passés et Rafael jurerait que rien n'a changé. Même images de désolation, mêmes murmures de détresse. Maria a chassé Dean mais l'histoire se répète. Et s'il a laissé le Golfe du Mexique derrière lui, ses pieds touchent le sol du Tennessee en sachant que quelqu'un ici attend de le retrouver. Qu'il n'y aura probablement pas de belles déclarations interminables ni de sensiblerie. Mais lorsqu'au beau milieu de la nuit, sa main cherchera la sienne, comme pour se rappeler qu'il a bien laissé derrière lui toutes ces images, il réalisera qu'il a plutôt de la chance d'en être arrivé là. Oui. C'est une bien belle histoire que tout ceci.